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Ihor Fedirko, un Lausannois au cœur jaune et bleu

Le tenancier du restaurant Le Sémaphore, à Lausanne, catalyse l’aide de la diaspora depuis le début de la guerre

Ihor Fedirko, tenancier ukrainien du restaurant Le Sémaphore à Lausanne. Tous les tableaux accorchés aux murs renvoient à des personnages historiques ukrainiens. — © Olivier Vogelsang pour Le Temps
Ihor Fedirko, tenancier ukrainien du restaurant Le Sémaphore à Lausanne. Tous les tableaux accorchés aux murs renvoient à des personnages historiques ukrainiens. — © Olivier Vogelsang pour Le Temps

Une femme, belle et sereine, au teint sombre et au port altier, le front ceint d’un foulard jaune et bleu. Elle se réveille au milieu d’un enchevêtrement touffu de branchages, sortes de plantes grimpantes qui la prennent d’assaut et l’encerclent de toutes parts, recouvrant l’intégralité de son corps. Seul son visage, digne, presque paisible, surnage.

Copie du tableau «Awakening» du peintre ukrainien Ivan Marchuk, dans le restaurant Le Sémaphore à Lausanne. — © Sami Zaïbi
Copie du tableau «Awakening» du peintre ukrainien Ivan Marchuk, dans le restaurant Le Sémaphore à Lausanne. — © Sami Zaïbi

Awakening (le réveil) est une toile du peintre avant-gardiste ukrainien Ivan Marchuk, dont une imposante copie trône au mur du restaurant Le Sémaphore, près de la gare de Lausanne, aux côtés d’assiettes et de poupées traditionnelles. Elle ne saurait être plus d’actualité, alors que l’invasion russe se poursuit en Ukraine, et que les Ukrainiens résistent avec bravoure.

Après la colère, la détermination

A l’image du tableau, Ihor Fedirko semble presque calme. Rien à voir avec les deux autres fois où nous l’avons rencontré, ces derniers jours, depuis que son enseigne s’est muée en QG d’une diaspora ukrainienne abasourdie. La première fois, c’était l’urgence, la terreur aussi qui se lisaient sur son visage. La deuxième fois, c’était la colère, l’indignation. Désormais, c’est la détermination, à peine voilée par un manque de sommeil criant. «Je dors trois heures par nuit depuis une semaine», confie le tenancier du Sémaphore, 36 ans, regard bleu gris derrière ses lunettes et une carrure d’athlète.

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On veut bien le croire. Ces derniers jours, ce passionné d’arts martiaux – il pratique le jujitsu et le karaté – remue ciel et terre pour aider, comme il le peut, son pays d’origine, où son père a pris les armes et où sa sœur est planquée dans un abri antiatomique. Son téléphone ne cesse de vibrer, il montre les centaines de messages qu’il reçoit d’Ukrainiens de Suisse et d’ailleurs. Lors de notre discussion, plusieurs personnes viennent glisser un billet dans la cagnotte transparente, et bien pleine, ou laissent des gros sacs pleins d’habits.

La diaspora ukrainienne, partout dans le monde, a organisé trois lignes d’aide, explique le restaurateur. Il y a l’aide aux réfugiés, celle aux civils restés en Ukraine, et celle aux combattants, qui manquent cruellement d’équipement de protection, sans parler des 200 000 volontaires qui sont venus grossir les rangs. Lui se charge, avec d’autres, d’organiser la troisième ligne d’aide, en collectant l’argent et en supervisant les achats. Son téléphone sonne, il décroche. «Là on vient d’acheter 1000 gilets pare-balles et 500 casques, pour 1 million de francs, en Israël.»

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S’il occupe ce poste, c’est parce qu’il est lui-même ancien militaire. En Ukraine, il a travaillé plusieurs années à l’Institut de sécurité nationale, où sa fonction consistait à mettre en place des réseaux de télécommunication sécurisés pour les gradés et les dirigeants. Puis son contrat a été résilié mais, en 2014, à la suite de l’annexion de la Crimée, il s’est engagé dans une unité de volontaires qui soutenait les forces spéciales. Il a notamment servi à Donetsk, «une région dangereuse, où le front bougeait tout le temps».

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Là, il a perdu des amis. C’est la dark list, celle des contacts, sur le téléphone, qui se sont envolés, mais dont on ne supprime jamais le numéro, «pour se souvenir». Lui aussi a failli mourir plusieurs fois, mais il s’est promis qu’il n’en parlerait jamais. «Pour elle», dit-il en jetant un œil par-dessus le comptoir, derrière lequel se trouve sa femme Maryna, qui vient souvent aider au restaurant. Près de sept ans après son engagement, il continue de souffrir de symptômes post-traumatiques.

Lente adaptation

Ihor et Maryna Fedirko sont arrivés en Suisse il y a cinq ans, quand l’employeur de Maryna, Philip Morris, lui a proposé un poste à Lausanne. Ils ont désormais un fils de 8 ans et une fille de 4 ans. Depuis longtemps, ils cherchaient à acquérir un restaurant. Une sinécure: «Pour les Ukrainiens en Suisse, il est presque impossible d’acheter un bien ou de trouver du travail. On nous dit qu’on n’est pas stables, qu’on vient d’un pays du tiers-monde», déplore Ihor.

Plus qu’un restaurant, on voit le Sémaphore comme un lieu d’échanges. C’est un endroit où les Slaves peuvent se retrouver, et où l’on se fait une joie d’initier les Suisses à notre culture

Mais il ne se plaint pas pour autant. En avril dernier, ils ont fini par tomber sur quelqu’un de prêt à leur faire confiance. C’est ainsi qu’ils ont racheté Le Sémaphore, dont ils ont gardé le nom, et qu’ils ont rouvert en septembre dernier. «Plus qu’un restaurant, on le voit comme un lieu d’échanges. C’est un endroit où les Slaves peuvent se retrouver, et où l’on se fait une joie d’initier les Suisses à notre culture», se félicite-t-il.

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Quant à la culture suisse, il s’y fait progressivement, même si le choc était total au début: les gens stricts, ponctuels et distants, rien à voir avec la «fiesta, siesta et vin» qui prévaut chez lui. Une anecdote résume le décalage: «J’ai fait la connaissance d’un professeur de l’EPFL. Je l’ai invité à venir un jour chez moi, lui ai dit que je lui cuisinerai l’un des nos plats, que je lui montrerai notre culture. Il a fini par venir, mais deux ans plus tard!» Le bon mot est lâché dans un grand rire. Il regarde sa femme et dit: «A la guerre aussi, on a besoin de rire.»


Profil

1986 Naissance dans un petit village près de Kiev.

2014 Prend part au conflit avec la Russie.

2017 Arrivée à Lausanne.

2021 Rachète Le Sémaphore.

2022 Organise l’aide pour la guerre en Ukraine.

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